Présidente du Mouvement associatif et autrice de l’ouvrage “S’engager – Comment les jeunes se mobilisent face aux crises”, Claire Thoury décrit l’évolution de l’engagement des jeunes et interroge les conséquences de ces changements sur les associations.
Comment l’engagement des jeunes a-t-il évolué depuis une cinquantaine d’années ?
Le sociologue Jacques Ion a théorisé en 1997 le passage d’un engagement « timbre » à un engagement « post-it ». Le premier était caractérisé par l’adhésion à une structure, un parti politique, un syndicat, une grosse association. Il s’agissait d’un engagement total, qui occupait toutes les sphères de la vie de l’individu. Dans les années 70, cela a évolué vers en engagement « post-it », pragmatique, réversible et ponctuel, centré sur la cause plutôt que sur la structure, sur l’épanouissement de l’individu, plutôt que sur un collectif. Il n’est alors plus question de se sacrifier pour un grand soir qu’on ne verra peut-être pas, mais on veut voir les résultats concrets de son action.
Vous évoquez dans votre livre une troisième ère de l’engagement, depuis la fin des années 2010, comment se caractérise-t-elle ?
J’ai l’intuition que nous sommes en train de rentrer dans une nouvelle ère de l’engagement, notamment chez les très jeunes. Un engagement tourné autour des très grandes causes : la transition écologique, la grande précarité, la lutte contre le patriarcat… Ces causes mobilisent les très jeunes de façon intense. Elles nécessitent un changement très profond de société et s’inscrivent dans un collectif, parce qu’on ne peut pas changer le monde tout seul. On assiste donc au retour du collectif, mais cet engagement conditionne aussi l’épanouissement de l’individu. L’objectif est que le monde change tout de suite.
Quel est l’impact de cette évolution sur les organisations dans lesquelles ils s’engagent ?
Les très jeunes trouvent les institutions classiques et les organisations installées trop lentes. Ils se réunissent donc souvent en dehors des espaces classiques. Les associations restent plus épargnées par ce phénomène dès lors qu’elles proposent des espaces de mobilisation locaux ou thématiques. Mais je pense qu’il est aussi important de dire aux plus jeunes qu’ils s’inscrivent dans une histoire collective et que le dialogue entre les générations est essentiel dans leurs combats.
Comment les associations peuvent-elles s’adapter à cette nouvelle forme d’engagement ?
L’un des enjeux est de ne pas penser que c’est un effet d’âge et que cela va passer. C’est vraiment un effet de génération. Il faut écouter attentivement ce qu’ils nous disent. Leur lecture du monde n’est pas simplement politique et intellectuelle, il y a quelque chose de très affectif, ça les prend aux tripes, ils ne peuvent pas ne rien faire. Cela ne concerne pas tous les jeunes évidemment mais, pour ceux qui s’engagent, la question des émotions, du bien-être, de leurs ressentis revient régulièrement.
Ils attendent aussi de l’exemplarité de la part des associations et ne viendront pas vers elles si les discours sont en dissonance avec les pratiques. La question du partage du pouvoir a également beaucoup d’importance pour eux. Mettre les jeunes dans des instances de jeunes pour leur faire parler de « trucs de jeunes », cela ne marche pas. Enfin, leur engagement est intéressant, parce qu’il nous invite à collectiviser les causes, à les regarder de manière très articulée.
Pourquoi ce besoin de mutualiser les causes est-il plus important aujourd’hui ?
Je pense qu’on est un peu dans un moment charnière. Associations, institutions et citoyens, on est tous un peu désemparés, mais en même temps on est prêt à tenter de nouvelles choses, et cela veut dire investir très fortement les alliances. C’est ce que l’on voit par exemple avec le Pacte du pouvoir de vivre, dans lequel ATD Quart Monde est engagé. Le sens de ce Pacte est de se dire qu’on sera beaucoup plus fort si on est 60, et que nous avons intérêt à nous entendre, en s’alimentant les uns les autres et en essayant de construire un projet de société qui soit plus enthousiasmant.
L’urgence écologique change tout. Je ne dis pas que le combat de cette génération est plus important que celui des précédentes, mais cette urgence a des effets en chaîne, plus ou moins importants, pour tout le monde et des conséquences sociales et démocratiques majeures. Ce n’est pas les riches contre les pauvres, ou le patronat contre les salariés, ce ne sont pas des visions du monde qui s’opposent, c’est un impératif vital. Je pense que cela change profondément la manière de travailler, d’être ensemble et les aspirations de ces très jeunes.
L’engagement est-il aujourd’hui plus valorisé qu’autrefois ?
J’ai beaucoup travaillé pour la valorisation de l’engagement et il y a eu une réelle évolution ces dernières années. Mais il y a aussi des effets pervers auxquels il faut faire attention. L’engagement devient presque la réponse à tous les maux : « si ça ne va pas engage toi ; si tes salariés ne sont pas bien dans leur boulot, il faut qu’ils s’engagent… » Mais c’est quoi alors l’engagement ? Pour moi, c’est produire du débat, créer des aspérités, ce n’est pas juste se donner bonne conscience pendant deux heures parce qu’on a permis à ses salariés de faire un peu de bénévolat dans une association. C’est plus complexe. Il faut éviter d’avoir une approche trop normative de ce qu’est l’engagement. Il faut que cela reste une façon d’exprimer par des mots ou par des actes une indignation, une volonté, une envie, que cela permette de sortir de soi.
Cette interview est extraite du Journal d’ATD Quart Monde de février 2024.