Il y a 25 ans était adoptée la loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions, après plusieurs années de mobilisation des membres d’ATD Quart Monde. Elle consacrait pour la première fois « l’égale dignité de tous les êtres humains » et avait pour objectif de garantir « l’accès effectif de tous aux droits fondamentaux ». Des progrès significatifs ont bien été enregistrés, mais le chemin à parcourir reste encore long.
Sur le perron de l’Assemblée nationale, les membres d’ATD Quart Monde sont soulagés. Ce 9 juillet 1998, la loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions, sur laquelle ils travaillent depuis des années, a enfin été adoptée. “Pour moi, ce jour, c’est comme le jour où on a mis le pied sur la lune”, affirme un militant Quart Monde dans le journal Feuille de route de l’époque. La présidente d’ATD Quart Monde, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, leur rappelle alors que ce texte “est le début d’une route”. “Certes, elle a ses insuffisances et ses limites et nous en sommes bien conscients. Ce n’est pas ce soir, ni demain que prendra fin la grande pauvreté. Mais elle ouvre à tous le chemin des droits fondamentaux. Elle se fonde sur le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains”, poursuit-elle.
Cette loi a déjà derrière elle une longue histoire, assez mouvementée. Ses objectifs ambitieux sont présents dès 1987 dans le rapport “Grande pauvreté et précarité économique et sociale”, présenté au Conseil économique et social par le fondateur d’ATD Quart Monde, Joseph Wresinski. Ce rapport décrit “pour la première fois la grande pauvreté comme une atteinte aux droits fondamentaux”, explique Denis Prost, volontaire permanent et membre de l’équipe qui a travaillé sur la loi.
En 1995, l’avis présenté par Geneviève de Gaulle-Anthonioz au Conseil économique et social sur “l’évaluation des politiques publiques de lutte contre la grande pauvreté” préconise également la mise en place d’une loi d’orientation contre les exclusions. Pour la présidente d’ATD Quart Monde, il s’agit alors “d’afficher un objectif radical : la disparition de la misère considérée comme incompatible avec les valeurs de la devise républicaine : liberté, égalité, fraternité. Un objectif qui ne souffre pas de demi-mesures. Il ne peut s’agir d’aménager, de gérer la misère. Il ne peut suffire d’en soulager les effets. Il s’agit bien de mettre fin à un déni des droits de l’Homme, en rétablissant l’ensemble des citoyens dans leurs droits”.
Le gouvernement d’Alain Juppé commence à élaborer un projet de loi d’orientation pour le renforcement de la cohésion sociale, avec la contribution d’ATD Quart Monde et des 30 associations réunies au sein du collectif Alerte.
Fixer un cap
Le 21 avril 1997, alors que le texte est examiné au Parlement, l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale tombe. « D’un coup, des années de travail acharné sont réduits à néant, en même temps que l’espoir de tant et tant de familles d’être enfin prises en compte par l’ensemble de nos concitoyens », raconte Geneviève de Gaulle-Anthonioz, dans Le secret de l’espérance. Finalement, un texte jugé beaucoup plus ambitieux que le premier est soutenu par le gouvernement de Lionel Jospin, en particulier par la ministre de l’Emploi et de la Solidarité, Martine Aubry. “C’est un texte colossal, avec 159 articles, qui tendent à garantir l’accès effectif aux droits fondamentaux dans tous les domaines, l’emploi, le logement, la santé, l’éducation, la justice, la culture… Il fixe un cap”, détaille Denis Prost.
Mais, quelques jours avant son examen par les députés, les membres d’ATD Quart Monde découvrent avec stupeur que les références à “l’égale dignité de tous les êtres humains” ont disparu de l’article 1er. Un rendez-vous est pris avec le président de la République, Jacques Chirac, pour tenter de sauver cet article. “Ce n’était pas une opposition sur le fond”, affirme aujourd’hui Danièle Jourdain Menninger, conseillère dans le cabinet de Lionel Jospin à l’époque. “Même si philosophiquement et politiquement, cet article est très important, nous savons que le Conseil d’État est très vigilant pour qu’on ne mélange pas le droit et la philosophie. Il y avait le souci d’avoir une approche juridique”, explique-t-elle. Le président de la République se laisse pourtant convaincre par les membres d’ATD Quart Monde et raille même les hésitations de ce qu’il appelle “la technostructure”, se souvient Didier Robert, alors délégué national. L’article 1er est maintenu tel quel. “Le Quart Monde aura, le premier, fait inscrire dans la loi française l’égale dignité de tous les êtres humains”, se réjouit Geneviève de Gaulle-Anthonioz.
Des acquis très importants
La loi d’orientation est finalement adoptée et publiée au Journal officiel le 29 juillet. Son dernier article prévoit l’évaluation de ses mesures tous les deux ans, en associant les personnes en situation de pauvreté et les acteurs de terrain. Cette adoption donne une forte impulsion au gouvernement pour faire progresser l’accès aux droits et des progrès significatifs sont enregistrés, comme la création de la Couverture maladie universelle, en 1999, ou la loi Droit au logement opposable, en 2007.
“Nous avons vraiment impliqué tous les cabinets ministériels et nous étions tous très mobilisés pour que des dispositifs législatifs viennent enrichir la loi”, souligne Danièle Jourdain Menninger. Aujourd’hui conseillère au Conseil économique, social et environnemental, elle se dit “fière d’avoir accompagné ce texte”. “Rien n’a été pareil après, il y a des acquis très importants, notamment dans la manière dont on associe les personnes à l’élaboration des lois. Sur l’emploi, Territoires zéro chômeur de longue durée est pour moi un produit de cette loi d’orientation, dans la même philosophie”, précise-t-elle.
Une loi « dépecée »
Pourtant, le doute s’installe dans le Mouvement dès 2000. Comme pour toute loi d’orientation, les articles sont ensuite répartis dans d’autres textes juridiques. Mais l’abrogation de l’article 1er et son inscription dans le code de l’action sociale et des familles ne passe pas. “La bataille d’ATD Quart Monde a toujours été de démarcher tous les ministères pour que les mesures ne soient pas cantonnées à l’action sociale, mais touchent bien tous les droits. La loi a été complètement dépecée. Quand je l’ai découvert, je me suis dit que la technostructure avait gagné”, regrette Didier Robert.
Quatre évaluations de la loi sont réalisées, sans respecter les conditions prévues. Celle menée en 2004 par l’Inspection générale des affaires sociales pointe des “insuffisances dans la mise en œuvre de la loi, d’autant plus préoccupantes que les situations d’exclusion persistent”. Elle regrette “les orientations fluctuantes des pouvoirs publics, qui se sont traduites dans une succession de plans, parfois mal articulés entre eux”. La dernière évaluation, en 2007, constate que plusieurs dispositions de la loi de 1998, “ambitieuses mais plus déclaratives que normatives, n’ont reçu qu’une application partielle et ponctuelle, réduisant ainsi sa portée”.
Une ambition toujours d’actualité
“Nous avons vraiment une bataille à mener aujourd’hui pour refaire exister l’article 1er, qui a une force incroyable et est si peu connu, et s’en servir comme levier dans tous nos combats”, affirme Denis Prost. “Le gouvernement devrait se doter d’un tableau de bord sur les droits fondamentaux, avec quelques indicateurs. Cela obligerait chacun à voir les situations d’accès ou de non-accès aux droits fondamentaux”, propose-t-il.
La Stratégie de prévention et de lutte contre la pauvreté, présentée par le président de la République en 2018, “ne propose que des pansements et montre un réel manque d’ambition, alors que la loi d’orientation de 1998 contenait le socle de ce que doit être l’organisation d’une société qui se mobilise pour rendre les droits effectifs pour tous”, ajoute Nathalie Monguillon, militante Quart Monde. Les membres d’ATD Quart Monde gardent en tête cette phrase de Geneviève de Gaulle-Anthonioz, pour qui la loi “incarne la durée, alors que tous les plans et mesures d’urgence sont par essence éphémères. La loi n’est pas l’affaire d’une saison : elle n’a pas pour but de franchir le seuil de l’hiver. Elle détermine des objectifs, une méthode et des moyens pour une longue période, objectifs qui ne seront pas remis en question par une modification de la conjoncture. Elle est un contrat passé avec le peuple, contrat qui ne peut être rompu et qui engage la Nation”. Le contrat n’a, pour l’instant, pas été rempli.
« Retrouver un élan pour une société juste et solidaire »
La loi de 1998 prévoyait la mobilisation de l’ensemble des acteurs autour d’un objectif commun : garantir l’accès aux droits fondamentaux. Cet élan doit inspirer les politiques publiques d’aujourd’hui en s’adaptant aux défis du monde actuel, selon la délégation nationale d’ATD Quart Monde.
Le constat est sans appel : “l’élan de la loi d’orientation de 1998 s’est perdu”. Ce texte contient néanmoins des avancées et a été le fruit d’une “mobilisation générale”, source d’inspiration pour Benoît Reboul-Salze et Geoffrey Renimel, tous deux membres de la délégation nationale actuelle. “L’objectif est de retrouver un élan mobilisateur pour une société juste et solidaire qui n’oublie pas les plus pauvres et qui prend en compte la planète et les enjeux climatiques et écologiques. Nous devons retrouver cette vision globale et ambitieuse d’un futur où personne n’est laissé de côté et travailler ensemble face aux défis du monde actuel”, soulignent-ils. Alors que les enjeux environnementaux sont aujourd’hui présentés comme la priorité de l’ensemble des politiques publiques, “notre défi est de connecter cet élan à celui qui a porté la loi de 1998. Dans cette jonction réside le fondement d’un nouveau contrat social qui respecte les droits de tous et, en particulier, des générations futures”, précise Geoffrey Renimel. Cette mobilisation passe par une “réelle ambition politique, dont le gouvernement doit être le garant, et la société dans son ensemble doit participer à sa mise en œuvre”, ajoute Benoît Reboul-Salze.
Une nécessaire évaluation
L’enjeu est par ailleurs que la participation des personnes en situation de pauvreté, qui s’est largement développée depuis la loi de 1998, soit désormais “bien réelle et contribue vraiment à la mise en place et à l’évaluation des politiques publiques”, estiment-ils.
Tous deux souhaitent aujourd’hui que les mesures prévues dans la loi d’orientation soient “évaluées par l’État à la lumière de ce que nous avons appris depuis 25 ans et au regard de la recherche sur les dimensions cachées de la pauvreté, qui sont maintenant un outil connu et reconnu”. “Sans évaluation, sans indicateur, on ne peut pas mesurer l’investissement qui doit être fait. On navigue à vue et ce n’est pas bon si on veut éradiquer la misère”, ce qui était l’objectif de la loi votée en 1998.
Ce dossier est extrait du Journal d’ATD Quart Monde de juillet-août 2023.
Photo : Geneviève de Gaulle-Anthonioz à l’Université populaire Quart Monde consacrée aux travaux préparatifs de la loi d’orientation, à Paris en 1996. © Eric Olivier