Les membres du réseau Emploi-Formation se sont réunis le 12 décembre en visioconférence pour échanger notamment autour du thème “comment aller vers les personnes très éloignées de l’emploi ?”. Pendant plus de deux heures, chacun a pu exprimer ses solutions, mais aussi ses doutes et parfois ses frustrations face à la difficulté de ce défi.
Alors que la loi prolongeant l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée a été publiée au Journal officiel le 15 décembre, la manière d’aller vers les personnes très éloignées de l’emploi demeure une question centrale. “Gagner la confiance d’une personne très cabossée demande deux ou trois ans, voire plus parfois”, rappelle Dominique Guilmaud, militant Quart Monde de Nantes engagé dans un projet de tiers-lieu écologique, en préambule de cette journée du réseau Emploi-Formation.
Parmi ses recommandations : “ne plus proposer des projets qui tombent à l’eau”. Il rappelle ainsi que “les gens qui espèrent encore un emploi en ont marre qu’on leur fasse miroiter n’importe quoi, ou qu’on leur propose des petits boulots précaires qui les ramèneront quelques semaines ou quelques mois plus tard à la case départ. Ce qu’ils veulent, ce sont des actes concrets et durables, un travail et un emploi adaptés en fonction de ce qu’ils savent faire ou de ce qu’ils ont envie de faire! Ce qu’ils veulent, c’est vivre autant que possible de leur travail pour se projeter dans l’avenir”. Alors que lui-même a pris conscience, en découvrant l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée, que “l’emploi était un droit inscrit dans la Constitution”, il constate que “chercher les plus éloignés de l’emploi, c’est aussi avoir besoin d’eux et savoir leur dire”.
Travailler avec un noyau d’habitants
Les projets tels que la création d’une Entreprise à but d’emploi peuvent en effet mettre plusieurs années avant d’aboutir, ce qui peut décourager certaines personnes. Jean-Christophe Sarrot, responsable du réseau Emploi-Formation, s’interroge : “faut-il essayer de rencontrer toutes les personnes privées durablement d’emploi dès le début, ou travailler d’abord avec un noyau d’habitants, dont certains sont privés d’emploi, qui ont envie de s’investir dans un projet et de le co-construire ?”.
Loin de vouloir cibler des personnes en particulier, Thomas Tenberge, membre de l’équipe projet de Territoires zéro chômeur de longue durée à Colombey-les-Belles (Meurthe-et-Moselle), raconte ainsi comment, avec ses collègues, il a fait du porte-à porte pour “sensibiliser toute personne, en tant que citoyen” à l’idée qu’il est possible d’envisager l’emploi d’une nouvelle manière et que personne n’est inemployable. Chacun était aussi invité à se demander quelle activité serait utile à mettre en place dans son village. Cette approche a permis de “gagner un peu la confiance” des personnes privées d’emploi, mais aussi de toucher des “sentinelles”, comme les appelle Jean-Michel Libion, c’est-à-dire des personnes convaincues par la démarche, qui pourront assurer le lien au bon moment entre des personnes de leur entourage et l’expérimentation.
Très impliqué dès le début du projet, ce salarié de la Fabrique, l’une des deux Entreprises à but d’emploi créée à Colombey-les Belles, a ainsi contribué à créer, en 2015, l’association Les Tailleurs de bouleaux, qui a soutenu le développement de l’expérimentation. “Aller vers les plus éloignés de l’emploi, cela passe par le réseau, par des structures très officielles, mais aussi par le bouche-à-oreille”, explique-t-il. L’objectif est bien que ce soit les personnes privées d’emploi engagées dans le projet qui en parlent et montrent en quoi il ne s’agit pas de “faire une entreprise d’insertion bis, mais de donner la possibilité à chaque salarié d’être un maillon de l’énergie territoriale qui va se créer”.
La “spirale vertueuse” du retour à l’emploi
Emmanuel Ratouit, allié d’ATD Quart Monde, s’interroge pour sa part sur la manière de rejoindre les personnes au chômage depuis de longues années à la lumière de la recherche sur les dimensions de la pauvreté publiée par ATD Quart Monde en 2019. Cette étude identifie notamment deux expériences transversales caractérisant la pauvreté : la dépendance et le combat. “Comment fait-on pour ne pas installer une énième relation de dépendance dans nos interventions ? Est-ce qu’on a vraiment conscience que l’on rencontre des personnes qui sont embarquées dans un combat permanent qui prend pas mal d’énergie ? Comment prend-on en compte l’histoire de la personne ?” s’interroge-t-il.
Parmi les huit dimensions de la pauvreté dégagées dans l’étude se trouve également l’isolement. “Il faut garder en tête qu’on a un espace à franchir pour rompre l’isolement et prendre conscience de l’importance des lieux neutres, des lieux de rencontre”, comme le permettait notamment l’association les Tailleurs de bouleaux. Ainsi, pour parler avec des personnes qui sont “souvent en tension avec les institutions”, peut-être vaut-il mieux éviter de faire la première réunion de présentation du projet dans un lieu en lien avec Pôle emploi, souligne Jean-Christophe Sarrot. Il précise par ailleurs qu’on n’a « pas deux fois la possibilité de faire une première bonne impression » et qu’il est donc fondamental de s’interroger sur la manière de “faire comprendre à une personne qu’on n’est pas là pour apporter un savoir, mais pour construire quelque chose ensemble”.
Emmanuel Ratouit invite enfin à “penser le retour à l’emploi comme une spirale vertueuse qui permet le retour de beaucoup de choses” dans la vie d’une personne et a un impact sur sa vie sociale, sa vie de famille…
Un projet de société
Ces différentes interrogations doivent être présentes au moment du lancement d’un projet, quel qu’il soit, mais aussi pendant toute sa durée, ce qui peut devenir complexe dans un projet de grande ampleur, comme Territoires zéro chômeur de longue durée. Elles doivent en outre être partagées par l’ensemble des personnes impliquées, pendant un temps long. « Cette expérimentation embarque avec elle un projet de société. Malheureusement, nos évaluateurs ne raisonnent pas comme cela, mais avec des schémas classiques, avec la pression de la productivité, de l’indicateur financier”, regrette Daniel Le Guillou, président de l’Entreprise à but d’emploi Actypoles-Thiers. “Des personnes parlaient bien de la précarité avant de rentrer dans l’Entreprise à but d’emploi, mais ont oublié depuis. C’est sûr qu’il s’agit souvent d’années qu’on a envie de laisser derrière nous, mais il ne faut jamais oublier que, si on a la chance d’être embauché, il y en a qui sont encore dans la précarité”, ajoute Jean-Michel Libion.
La difficulté d’aller vers les personnes très éloignées de l’emploi se pose de façon prégnante à tous les acteurs du réseau Emploi-Formation. Face au doute parfois exprimé par certains, Françoise Leclerc du Sablon, alliée de l’Yonne, tient à rappeler que“toute l’originalité du projet Territoire zéro chômeur de longue durée, c’est de tenir cette priorité radicale d’aller chercher le plus éloigné. C’est ce qui fait sa richesse et sa grandeur”. ATD Quart Monde a donc “un rôle très important à jouer, une ligne rouge à maintenir sur ce projet”, conclut Daniel le Guillou.
Photo : Territoires zéro chômeur de longue durée, Mauléon. © TZCLD