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De pierre en pierre / EXTRAIT
Description
Entrer dans le livre-biographie de Gérard Lecointe
Je suis né le 6 Mars 1949 dans un champ de betteraves.Je suis né le 6 Mars 1949 dans un champ de betteraves.Ma mère me mets dans son tablier et on nous ramène à la maison. Je suis le cinquième de neuf enfants, dont huit encore de ce monde, aujourd’hui éparpillés je ne sais où”.
On vit dans des baraquements en lisière du pays, au bord de la forêt, les gens appellent ça “ la cour des miracles ”: de vieilles bâtisses en bois avec des toilettes pour tout le monde dans la cour. Cinq ou six familles vivent là, avec plein d’autres enfants comme nous.
Au repas de midi, mes parents nous disent :
– Si on frappe à la porte, on peut toujours mettre un repas supplémentaire.
Mais quand Monsieur le comte tape au volet avec son gros bâton, j’ai si peur que je vais me réfugier derrière la cheminée. On travaille tous pour Monsieur le comte. Quand mon père a fini de préparer son cheval, il doit dire :
– Le cheval de Monsieur est avancé.
Ce qui me fait mal, c’est qu’il baisse toujours la tête en enlevant sa casquette. C’est pour nous qu’il subit, parce que le grand souci de mes parents, c’est nous : ils veulent des enfants dignes d’aller à l’école, propres, avec un peu de bien-être, des enfants comme les autres.
[…]
Je participe à tous les travaux. La creusotte c’est du bois de traverses de chemin de fer, du bois bien sec, noir et huileux qui sent très fort. Pour couper un blochet, la moitié d’une traverse, j’enfonce un coin, je tape dessus à la cognée et ça s’écarte. Si tu loupes ton coup, ça ripe, une fois le bout de bois m’a sauté à la figure.
Quand je mets le bois dans la cheminée, ça fume, ça fume, mais après ça chauffe toute la maison. L’humidité se met à ruisseler le long des murs et les blattes tombent de partout.
Après ça mes mains puent, le savon n’existe pas, il faut gratter.
Je travaille aussi au jardin. Là je regarde où je mets les pieds, je guette les jeunes pousses, je respecte ce qui va sortir et ne se voit pas encore. Quand je prends de l’humus dans la main, ça sent bon, ça ne s’effrite pas, ce n’est que de la douceur. Après j’ai la fierté de récolter : c’est bon, le goût de la pomme de terre qu’on a cultivée soi-même.
Si je suis malade, mes parents me disent :
– Va dans l’étable au dessus des vaches, couche-toi dans un ballot de paille, ça ira mieux demain.
Je me réveille guéri, plein de paille dans les cheveux. Un bol de soupe et c’est reparti.
A l’école communale, je suis toujours assis au fond de la classe, contre le poêle à charbon, à côté des autres gosses « de la cour ». On fait la lecture, la grammaire, les multiplications, c’est la Loi, mais je suis toujours à l’écart, on ne nous mélange pas à cause des lentes. On m’appelle “pue de la gueule”, comme tous ceux de la cour. De toutes façons je n’écoute rien, je reste dans mon monde. A la récréation, je ne vais qu’avec ceux qui sont comme moi.
Un jour le car vient me chercher, on va à une quarantaine de kilomètres pour passer le certificat, une sorte de certificat d’études. Mes parents m’habillent proprement et mon père me rappelle à l’ordre :
– Attention à la Marseillaise !
Si tu ne sais pas chanter la Marseillaise, t’as pas le certificat : tu ne connais pas les valeurs de la vie.
Pour protéger mes galoches, il m’a mis des fers aux talons si bien qu’on m’entend quand je marche, j’aime pas ça. Après les examens, pour nous annoncer les résultats, l’inspecteur d’Académie commence :
– A reçu le Certificat avec la mention “à repasser l’année prochaine”… Je sens déjà la honte monter en moi. Surprise générale, mon nom n’est pas cité !
Je n’y comprends rien, je crois que je ne l’ai pas, je n’ose pas rentrer à la maison tant j’ai peur d’être puni. Mais ma mère vient me chercher au car et mon père se moque :
– Tu es vraiment le dégourdi de la onzième, tu comprends vite mais il faut te le dire longtemps !
Ce jour-là il va “ à l’herbe ” comme il dit, chercher tout ce qu’il lui faut pour faire du bœuf miroton. Nous on cueille les herbes sur les talus, le plus souvent au milieu des orties, là où les chiens ne vont pas pisser. Lui il choisit, il goûte, il cuisine bien. C’est jour de fête, on lèche nos cuillères sans dire un mot.