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- Histoire, Vie quotidienne, États-Unis
Louons maintenant les grands hommes
Description
Alabama : trois familles de métayers en 1936
On est à des années-lumière d’un reportage journalistique ordinaire. La commande pourtant, était simple : en juin 1936, « Fortune Magazine » demande à l’un de ses collaborateurs réguliers, James Agee, d’écrire un article sur des métayers. Le directeur de la rédaction accepte que Walker Evans travaille avec lui en qualité de photographe. Les deux jeunes hommes (26 et 32 ans) partent vers le Sud. Ils se retrouvent dans le Hale County, Alabama, où ils s’immergent environ un mois dans la vie de trois familles de Blancs pauvres. Le résultat est un texte qui entremêle toutes les disciplines : le journalisme, l’économie, la sociologie, l’ethnographie, la philosophie, le spirituel…
James Agee a le génie de la description. Des visages, des paysages, des colorations particulières à l’aube, de la densité des nuits… Ses textes, y compris les plus prosaïques, saisissent avec une force stupéfiante l’existence de bête de somme de ces fermiers : leur habitat, leurs coutumes alimentaires, leur rapport au temps, aux émotions, leurs conditions de travail… Les pages qu’il consacre à la culture du coton, nous font particulièrement ressentir combien cette tâche est abrutissante et physiquement torturante.
Mais ce qui est le plus admirable, c’est la manière dont James Agee témoigne de ces hommes et ces femmes. Ni personnages de romans, ni sujets de curiosité ou de pitié, ils s’imposent en tant que personnes totalement uniques et totalement dignes. « Georges Gudger, écrit-il, est un être humain, un homme, moins le semblable de tout être humain que lui-même ». Ce serait un mot bien fade que de résumer cette attitude par le respect.
James Agee regarde ces vies humbles avec beauté, bonté, intelligence. Tout son récit est une dénonciation de l’inhumanité du sort qui leur est fait (« Personne n’est fait pour le droit au malheur ») ainsi qu’une interrogation sur sa tentative de restituer leur vérité. La postface précise qu’à l’époque de sa parution, « l’intelligentsia de New York parlait du livre comme du saint graal : brillant, rédempteur, totalement inaccessible ».
Il ne faut surtout pas se laisser décourager par le côté agressif du début, ni par le mélange des genres (réflexions, poèmes en prose, énumérations, citations, séquences de conversations… ). Livre certes déroutant, difficile voire culpabilisant, il est aussi l’un des très rares à parler de la double face de la pauvreté : l’usure visible des corps et la détresse invisible des âmes.
Chantal Joly
Plon – Terre humaine – 2017 (réédition) – 544 p.
Compte rendu publié dans la Revue Quart Monde n° 196 : Habiter avec les autres ?