Les personnes en précarité déploient souvent un grand savoir-faire en matière financière.
Utilisation de l’allocation de rentrée, file d’attente interminables pour des produits en promotion, achats jugés irrationnels, vêtements de marque… les débats ne manquent pas sur la façon dont les plus pauvres utiliseraient – forcément mal – leur argent.
Le travail d’enquête mené par Denis Colombi dans son livre Où va l’argent des pauvres¹ montre pourtant tout le contraire. Ainsi, le sociologue dresse ce constat très clair : « Les plus pauvres gèrent leur budget avec des stratégies rationnelles, compréhensibles et souvent en fait assez malignes. Elles ne correspondent pas à une incapacité à se contrôler, mais répondent au contraire aux défis auxquels on fait face lorsque l’on est pauvre. »² Marie-France Zimmer, militante Quart Monde, l’approuve :
En réalité, on gère comme on peut quelque chose qui est ingérable, et souvent mieux que ceux qui ont des revenus importants³.
En effet, la vie des plus précaires est faite de choix impossibles et de dilemmes quotidiens conjugués à un pouvoir d’achat qui ne cesse de décliner depuis plusieurs années. Bien sûr, il ne s’agit pas de dire que toutes les personnes en situation de pauvreté ou de précarité gèrent bien leur budget. Mais force est de constater que gérer un budget minime pour nourrir la famille, payer les factures, prévoir les coups durs, calculer les aides éventuelles … ça vous développe de sacrées compétences !
Smartphone et écrans plats ne sont plus des produits de luxe.
Notons par ailleurs que, les prix ayant considérablement baissé et que les offres de seconde main sont pléthores, les écrans plats comme les smartphones ne sont aujourd’hui plus des marqueurs de richesse. Ainsi en France, 75 % de la population âgée de 15 ans possède d’un smartphone⁴. Et c’est tant mieux car il est devenu un produit de première nécessité : sans téléphone portable connecté à internet, chercher un emploi est un parcours du combattant, tout comme effectuer la plupart des démarches administratives ou communiquer avec l’école. D’autant que le smartphone vient souvent remplacer l’ordinateur, plus onéreux.
Spoiler : les pauvres ont aussi le droit de se faire plaisir !
Tabac, jeux, matériel high-tech, vêtements de marque sont autant de dépenses que l’on peut juger superficielles et dont on reproche souvent l’achat quand il s’agit de personnes en situation de pauvreté. Ces biens – acquis aux prix d’autres sacrifices – permettent pourtant de participer à la société, d’établir un lien avec les autres, de pouvoir se faire plaisir de temps en temps, d’être à même comme tout parent, de pouvoir faire plaisir à ses enfants et, surtout, de supporter la pauvreté et le sentiment d’injustice que peuvent ressentir les plus exclus.
Il est légitime que ces derniers ne s’imposent pas un ascétisme qui, outre le fait de leur rendre la vie infernale, ne leur permettra pas de sortir de la pauvreté !
La pauvreté est méritée… une idée bien commode.
Cette idée selon laquelle les plus démunis seraient de mauvais gestionnaires sous-entend qu’ils seraient responsables de leur pauvreté et que pour les aider à sortir de la pauvreté il faudrait donc contrôler leurs dépenses. Cette gestion est d’autant plus scrutée lorsqu’il s’agit d’aides : cet argent est vu comme notre argent à tous, puisqu’il provient de la redistribution. Tout le monde s’autorise à avoir un avis sur son utilisation, et pense être plus à même de savoir comment l’utiliser.
La polémique récurrente sur le prétendu détournement de l’allocation de rentrée en est un exemple parfait. Pourtant, non seulement aucune étude ne prouve que cette allocation est détournée, et quand bien même une minorité de bénéficiaires utiliserait l’ARS pour d’autres finalités, il faudrait comprendre lesquelles.
Considérer les pauvres comme incapable de gérer leur budget est une idée finalement bien commode, comme l’explique Denis Colombi : « cela donne une fonction à la pauvreté, qui est de justifier moralement la richesse des autres et les inégalités ».
- Denis Colombi, Où va l’argent des pauvres. Fantasmes politiques, réalités sociologiques, Editions Payot, 2020.
- Tiré d’un entretien sur France Culture : « En finir avec l’idee que les pauvres gèrent mal leur argent », 2020.
- Journal d’ATD Quart Monde de janvier 2013. Voir aussi d’autres témoignages dans « L’argent », Revue Quart Monde n°229, 2014 et « Se nourrir », Revue Quart Monde n°230, 2014.
- 94 % des 15-29 ans ont un smartphone en 2021 », Insee focus no 259, 2022.