Sociologue à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), Clara Deville pointe la distance que le numérique a créé entre les usagers et l’administration.
Quel est l’impact de l’extension de l’usage du numérique par les administrations ?
La dématérialisation a d’abord été utilisée comme un outil pour faire évoluer les manières de travailler des administrations. Puis le numérique a pris un rôle d’interface avec l’usager, par le développement de sites internet institutionnels, d’applications… Cela est venu brouiller la césure classique entre l’administration et l’usager. Ce dernier doit désormais faire une part du travail administratif qui était auparavant à la charge des professionnels formés. Ainsi, pour effectuer une demande de RSA aujourd’hui, il faut d’abord cliquer sur « je veux demander le RSA », puis faire un test d’éligibilité sur internet. Pour la personne en demande, il s’agit donc de réaliser un travail de qualification juridique, c’est-à-dire de savoir à quoi elle peut avoir droit avant même de rencontrer l’administration, de passer de la vie réelle à des cases administratives.
On le voit également dans les dossiers qui nécessitent des pièces justificatives. Cela paraît aller dans le sens d’une simplification des démarches : depuis chez vous, vous pouvez fouiller dans vos papiers et les envoyer à la CAF ou à France Travail qui les reçoivent directement. Mais pour l’usager et l’usagère, il s’agit d’accomplir tout un tas de petits travaux qui deviennent vite compliqués quand on n’est pas ou mal équipé. Si on n’a pas de scanner, il faut un téléphone portable, prendre une bonne photo, l’envoyer au bon format… C’est désormais à l’usager de s’assurer de la conformité des pièces justificatives et, en cas de non conformité, cela peut bloquer durablement des dossiers. Ces tâches étaient réalisées autrefois par les techniciens et techniciennes CAF par exemple.
Quelles sont les conséquences de ce transfert de charge de travail ?
Toutes ces démarches préalables transférées aux administrés créent des barrières entre les personnes et leurs droits. Ce travail requiert du matériel, des compétences informatiques, mais aussi administratives.
Pour les services publics, la dématérialisation s’est accompagnée d’une augmentation des fermetures de guichets, notamment en milieu rural, remplacés par des espaces France service. Les personnels à l’accueil de ces espaces ont été formés pendant deux jours pour faire de l’accompagnement à l’usage des outils numériques mis à disposition, alors que les agents de la CAF par exemple sont formés pendant deux ans, ont accès aux ressources institutionnelles, instruisent les dossiers… Cette suppression des guichets intervient dans des secteurs où il y a une forte présence des classes populaires, qui ont souvent beaucoup plus besoin d’une interaction humaine pour gérer leurs dossiers.
En quoi cette situation contribue-t-elle à augmenter la distance ressentie par les usagers vis-à-vis des administrations ?
Il y a d’abord de la distance physique entre les demandeurs et demandeuses et les services publics. Ce n’est pas seulement une question de mobilité, de moyens de locomotion pour se rendre dans la ville où on trouvera encore un guichet. Mais il s’agit aussi de se rendre dans des espaces sociaux qu’on n’a pas l’habitude de fréquenter, qui peuvent être anxiogènes parfois. La distance est aussi sociale et symbolique. La violence du pouvoir administratif est amplifiée par le numérique, car derrière un écran, l’usager et l’usagère ne comprennent pas qui prend les décisions et pourquoi. Des personnes font l’objet de procédures pour trop-perçu ou pour fraude qui sont assez déstabilisantes, parce qu’il y a un aspect très opaque des décisions.
Pourquoi les institutions continuent-elles de mettre en avant la dématérialisation comme une solution pour lutter efficacement contre le non-recours ?
Ces réformes ont moins pour objectif de faciliter l’accès aux droits des populations démunies que de préserver les ressources des institutions du social. En dématérialisant l’accès aux droits, ces institutions préservent leurs budgets, leurs ressources humaines et leurs réputations, car elles montrent qu’elles sont modernes. Tous les acteurs décisionnaires des politiques de lutte contre la pauvreté s’y retrouvent. L’accompagnement à l’accès aux droits n’est pas le centre d’attention des politiques.
Aucun rapport ne prouve l’efficacité du numérique pour lutter contre le non-recours. Les relations administratives avec la CAF ou d’autres administrations ont toujours été porteuses de violences, de discriminations, d’inégalités. Il n’est pas question de dire que c’était mieux avant. La dématérialisation peut rendre parfois des services, mais à ceux qui ont déjà des capitaux, des compétences, pas forcément à ceux qui ont une vie plus précaire. Le terme même de « non-recours » montre qu’il s’agit de faire reposer le problème sur l’individu et son comportement. Pourtant, ce ne sont pas la volonté, les capacités individuelles qui sont à remettre en cause, ce sont les services administratifs qu’il faudrait reconsidérer. Propos recueillis par Julie Clair-Robelet
Cet article est extrait du dossier “Accès aux droits : les risques d’une dématérialisation à marche forcée”, dans le numéro de mars 2024 du Journal d’ATD Quart Monde.
À lire
L’État social à distance – Dématérialisation et accès aux droits des classes populaires rurales
Clara Deville, Éditions du Croquant, 2023, 330 p., 20 €