Militante Quart Monde de Lutterbach, en Alsace, Fatiha veut que sa voix porte, notamment sur les “dégradations environnementales et sociales en cours”.
“Attention, je ne veux pas que mon portrait soit tristoune”, s’exclame Fatiha, après plus d’une heure d’entretien. Consciente que son parcours n’a pas toujours été simple, la militante Quart Monde veut rester positive et montrer qu’elle a su, depuis quelques années, se “réconcilier avec les humains”. Née au milieu d’une fratrie de dix enfants, Fatiha a grandi en Alsace “au milieu des champs et au rythme des saisons”. En repensant à cette période, elle revoit “une petite fille pas malheureuse, qui mangeait à sa faim les produits sains du jardin et adorait la lecture”. Mais, avec le recul, elle se rend compte aussi des moments difficiles qu’elle a vécus. “On n’avait pas vraiment de camarades, on ne faisait pas d’activités en dehors de l’école. On avait seulement des contacts avec une famille italienne, avec dix enfants aussi, et aucun lien avec nos voisins alsaciens. Est-ce dû à nos origines algériennes ? On était entre nous. Mais la pauvreté, on ne connaît pas quand on vit dedans. Je l’ai ressentie bien plus tard.”
Mise en retrait de la société
Au collège, les professeurs l’orientent vers un CAP “employée de bureau”, sans lui laisser le choix, alors qu’elle aurait pu aller en filière générale. “Ça ne m’intéressait pas du tout, donc j’ai dévié”, se souvient-elle. Un accident lui causant de graves brûlures l’empêche de passer son diplôme. Elle commence un petit boulot dans une boulangerie, puis enchaîne les intérims. C’est ensuite “la dégringolade”. Enceinte à 20 ans, elle fuit sa famille et se retrouve seule, avec trois enfants dont l’une souffre d’un lourd handicap.
Fatiha tente de sortir de cette “vie de galère”. Elle découvre la philosophie à 33 ans et dévore de nombreux ouvrages. Elle tente aussi de s’engager dans des partis politiques. “Je ne faisais même pas le poids d’une plume, parce que je n’étais pas française, alors on ne m’écoutait pas. Je ne servais à rien”, regrette-t-elle. Alors peu à peu, elle se “met en retrait de la société”. “Ma fille souffrait de crises d’épilepsie. Je ne supportais plus les regards de pitié ou de peur des gens. Il n’y avait aucune entraide. Je me suis progressivement exclue toute seule”, se souvient-elle.
Rendre l’humain meilleur
C’est en se garant par hasard devant le jardin partagé d’ATD Quart Monde, à Mulhouse, qu’elle croise pour la première fois le Mouvement, en 2017. Intriguée, elle se renseigne, revient pour participer aux activités dans le jardin, puis au groupe local. Elle s’investit rapidement dans la Bibliothèque de rue, et dans le réseau Écologie et grande pauvreté. Le 17 octobre 2020, elle prend ainsi la parole place de la Bastille, à Paris, dans le cadre de la mobilisation Notre assiette pour demain pour affirmer l’indivisibilité des justices sociale et environnementale. “L’écologie, c’est vivre en harmonie avec la nature, mais aussi avec les autres, se respecter dans les échanges, pouvoir confronter les idées sans s’humilier les uns les autres, ni se culpabiliser. C’est être solidaires entre nous quand la vie est trop dure, même quand la communication devient difficile”, affirme-t-elle au micro devant des centaines de personnes.
Elle s’étonne de voir sa parole ainsi écoutée et a pour la première fois “l’impression d’être utile malgré [son] niveau social”. Avec une pointe de regret, Fatiha se dit que, si elle avait connu ATD Quart Monde avant, sa vie “aurait pris d’autres chemins”. “Je n’ai jamais été avec des gens qui puissent me tirer vers le haut, me montrer une voie différente. J’aurais vu l’école autrement, j’aurais pu demander conseils, connaître des personnes d’horizons variés…”, énumère-t-elle.
Elle veut ainsi rattraper le temps perdu et s’engage à fond, pour dénoncer notamment les “dégradations environnementales et sociales en cours”. Elle participe à un Croisement des savoirs et des pratiques, avec des chercheurs, des professionnels et quatre autres personnes ayant l’expérience de la pauvreté, dans le cadre de la conférence Archipel 2022, à Grenoble. “C’est pas parce qu’on est pauvre qu’on doit laisser les autres faire. Il ne faut pas qu’on soit spectateur, on a aussi notre mot à dire. C’est l’affaire de toutes et tous car les solutions trouvées par les plus pauvres sont souvent utiles à tous”, souligne-t-elle.
Fatiha portera probablement bientôt la voix d’ATD Quart Monde au sein du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, si la candidature est retenue. Pour elle, le Mouvement « redonne sa juste valeur à la devise Liberté, Égalité, Fraternité. Dans la société, on apprend qu’il faut être le meilleur, le plus fort, le plus beau, le plus riche… Mais ce n’est pas ça l’humain. ATD Quart Monde remet l’humain dans le bon sens, pour le rendre juste meilleur”. Et Fatiha espère bien y contribuer à son échelle. Julie Clair-Robelet
Ce portrait est extrait du Journal d’ATD Quart Monde de juin 2023.
Photo : Fatiha, dans le jardin de la Maison Quart Monde de Colmar. © H. Menet