Le féminisme peut “améliorer la question sociale, en attirant l’attention sur celles dont on ne parle pas”

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Spécialiste du monde ouvrier et du féminisme, Michelle Perrot a été la première historienne à enseigner l’histoire des femmes à l’université, en 1973. Elle publie, avec Eduardo Castillo, Le temps des féminismes, un ouvrage dans lequel elle retrace son parcours, intimement lié aux combats des femmes auxquelles elle s’efforce de redonner une voix.

Dans votre dernier ouvrage, Le temps des féminismes, vous constatez qu’il “reste des poches énormes d’invisibilité dans l’histoire des femmes”. Quelle est la place des femmes en situation de pauvreté dans l’histoire ?

L’invisibilité des pauvres et des femmes est un fait général et très ancien. Il y a pourtant des exceptions. Dans la littérature, on retrouve les femmes pauvres dans les contes, comme le Petit Poucet par exemple. Quand Jean de La Fontaine écrit Perrette et le Pot au lait en 1678, il montre Perrette, jeune paysanne, qui se dit qu’elle pourrait aller vendre son lait au marché. Puis elle renverse son pot. Morale : il arrive malheur aux femmes quand elles veulent sortir de leur pré carré et elles doivent donc rester à leur place.

L’une des premières enquêtes sur les femmes pauvres est l’œuvre d’une femme, Julie Daubié, la première bachelière française. Elle publie en 1866 La femme pauvre au XIXe siècle. Elle estime que l’émancipation des femmes passe avant tout par l’instruction et le travail. Il y a ensuite eu de nombreuses études sur la condition des femmes dans le monde paysan, sur les domestiques, sur le rôle des femmes migrantes…. Cela permet de les rendre plus visibles. Cependant, la reconnaissance est fondamentale, mais elle ne suffit pas. On l’a bien vu pendant les confinements : les femmes pauvres ont fait fonctionner la société face à la pandémie. Infirmières, aides-soignantes, auxiliaires de vie, caissières… On a parlé d’elles, on les a célébrées, applaudies. Mais il faut passer de la reconnaissance au droit, et au droit respecté. L’amélioration de leur statut est loin d’être acquise.

Vous écrivez que “la question de la précarité des femmes a souvent été un angle mort pour les féministes”. Comment expliquez-vous cela ?

Le féminisme a émergé chez des femmes de la moyenne bourgeoisie, qui commençaient alors à faire des études et souhaitaient travailler et gagner leur vie. Puis, on le voit dans les congrès féministes au début du XXe siècle, elles parlent parfois de leurs domestiques, qui sont des femmes, sans se préoccuper de la manière dont elles mangent ou sont logées par exemple. Il y avait un certain égoïsme social, un aveuglement qui faisait que les femmes pauvres n’étaient pas forcément une réflexion prioritaire. Elles pouvaient très bien parler des droits des femmes, de façon abstraite, sans analyser les différences sociales.

Les féministes d’aujourd’hui ont cette conscience sociale, et critiquent parfois les œillères des féministes du passé. Le féminisme a évolué et de plus en plus de femmes de milieux différents s’y sont retrouvées. Mais passer de la théorie à la pratique, ce n’est pas si simple. Les femmes se battent pour résoudre leurs propres difficultés et ne sont pas toujours très attentives aux plus défavorisées d’entre elles.

“Les femmes pauvres, les immigrés, les invisibles ont d’autres priorités que le combat féministe. Pour autant, elles ne sont pas passives, mais il faut réfléchir à ce qui leur est possible de faire et avec quelles armes”, écrivez-vous. Que peuvent apporter de spécifique au féminisme les combats des femmes qui vivent dans la grande pauvreté ?

Les femmes pauvres cumulent deux problèmes : un problème social, qu’elles partagent avec les hommes, mais aussi leur condition de femmes. Il est très important de les entendre, de faire émerger leur parole, de savoir quelles ont été leurs difficultés,ce qu’elles ont gagné, ce qu’a été l’amour pour elles, les obstacles rencontrés dans leur maternité…

Le risque de pauvreté est plus grand pour une femme que pour un homme dans notre société : elles ont moins accès aux métiers les plus qualifiés, ont un salaire moins élevé, davantage de ruptures dans leur carrière liées à la maternité, un moindre droit à la retraite… L’inégalité homme-femme existe aussi dans la pauvreté, mais il n’est pas certain que les milieux les plus pauvres remettent en cause les rôles traditionnels de la même manière que les autres. Cela a pu parfois créer une frontière avec le mouvement féministe. Ainsi, dans les années 1950, on entendait une critique de la maternité, qui était pour beaucoup de féministes incompatible avec l’émancipation des femmes. Dans le même temps, les femmes pauvres, privées plus que d’autres encore des moyens de contraception, pouvaient parfois se glorifier et trouver une espèce d’idéal et de fierté à se réaliser en étant mère. Le fait de prendre en compte ces réalités peut modifier la manière de penser des femmes de toutes les classes sociales qui se reconnaissent aujourd’hui dans le féminisme.

La quête de la justice sociale est un axe fondamental pour les féministes. Prendre conscience des frontières qui peuvent exister entre les combats, cela peut changer l’ensemble de la société, progressivement. Le féminisme devrait contribuer à améliorer la question sociale, en attirant l’attention sur celles dont on ne parle pas. Il n’est pas pensable que l’égalité hommes-femmes reste à l’état de principe et ne soit pas inscrite dans la réalité. Propos recueillis par Julie Clair-Robelet

Cette interview est extraite du Journal d’ATD Quart Monde de mars 2023.

 

Photo : © Michelle Perrot

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