Le volontariat permet “d’enraciner sa rébellion”

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Volontaire permanent à ATD Quart Monde depuis 30 ans, Jean Venard décrit comment cet engagement lui a donné la possibilité d’apprendre des personnes qui vivent en situation de grande pauvreté et de “porter sur elles un regard intelligent, aimant et libre.”

Qu’est ce qu’un volontaire permanent ?

Au cœur d’ATD Quart Monde, il y a des gens qui vivent dans des situations de grande précarité et qui, non seulement veulent s’en sortir, mais aussi aider les autres à s’en sortir. L’objectif d’ATD Quart Monde c’est donc l’éradication de la misère dans le monde. A côtés de ces familles pauvres, il y a un certain nombre de personnes qu’on appelle dans notre jargon des « volontaires ». Nous sommes environ 400 volontaires dans le monde, d’une quarantaine de nationalités différentes, et opérant dans une quarantaine de pays.

Nous, les volontaires, sommes de formations, d’âges, de croyances très variés. Ce que nous avons en commun, c’est d’abord un objectif, celui de participer à la construction d’un monde qui ne laisse personne de côté, je préfère dire  “sur le carreau”. Et ensuite un parti pris d’efficacité, qui consiste à ne pas chercher à poursuivre cet objectif tout seul, mais, au contraire, au sein d’un groupe de gens engagés. Nous partageons aussi la même boussole pour décider du sens où porter nos actions.

Cette boussole nous oriente toujours sur le sort des plus pauvres. Pour exemple, près de là où je vis actuellement, dans le Val d’Oise, une commune avait engagé, il y a quelques années, un projet de « poumon vert ». Ce projet faisait consensus jusqu’à ce qu’ATD découvre que cette « belle idée » cachait un objectif non avoué : forcer les familles de gens du voyage à dégager les terrains qu’ils squattaient depuis 40 ans. Pour moi, c’est l’exemple type de projet au nom duquel on ignore le sort des gens les plus pauvres.

Et vous, comment vivez-vous cet engagement ?

Je suis engagé comme volontaire à ATD Quart Monde depuis 30 ans environ. Je ne m’imaginais pas y rester si longtemps. Pour moi, ce qui reste essentiel, c’est de mener ce que j’appelle une « une vie heureuse » ! Je témoigne qu’on peut mener cette « vie heureuse » en la construisant avec des personnes pauvres, des gens dont souvent il est dit « eux, ce sont des ratés ». C’est, pour moi, la façon de réussir ma vie.

Dans mon parcours de volontaire, j’ai eu alternativement des temps au coude à coude avec des gens très pauvres et des temps au service de l’organisation du Mouvement. C’est le cas de tous les volontaires à ATD Quart Monde. Cela m’a conduit au Burkina Faso avec des enfants qui vivaient dans la rue, à Madrid avec des familles qui vivaient dans des bidonvilles, à Bangui avec des enfants des quartiers périphériques. Depuis deux ans, je suis au Centre International du Mouvement, et, avec ma perceuse et mon marteau, j’essaie de rendre les lieux présentables. Je m’efforce qu’ils fassent honneur aux gens qui viennent s’y former. En alternant ainsi missions longues et courtes, mon parcours a été finalement assez varié !

Qu’est-ce que cet engagement vous apporte ?

Si je devais résumer en une phrase, je dirais que cela m’aide à “enraciner ma rébellion”. Avant d’être volontaire, j’ai manifesté contre l’extension du camp du Larzac, alors que je n’avais jamais vu un mouton de ma vie et contre les Quartiers de Haute Sécurité, en Allemagne, alors que je n’avais jamais mis un pied en prison ! En fait j’étais rebelle à l’époque. Enraciner sa rébellion, ce n’est pas d’être rebelle contre tout.

Pour être plus précis sur ce que m’apporte cet engagement j’ai besoin de faire appel à des situations que j’ai vécues, notamment avec deux femmes, Manuela et Asunción, à Madrid. A l’époque, je devais participer avec elles à une rencontre organisée par un réseau européen de lutte contre la pauvreté. Avant la rencontre, les organisateurs avaient proposé à chaque participant un appareil photo jetable avec la consigne “Essayez d’illustrer votre combat quotidien contre la pauvreté”. Manuela et Asunción avaient fait un vrai reportage sur la façon dont elles récupéraient de la nourriture dans les poubelles d’un supermarché.

En douze photos, elles expliquaient leur technique de façon très précise. Avant la conférence, elles me les ont commentées : « Quand quelqu’un vient, on fait semblant qu’on est en train de jeter un sac dans le container ». En me faisant remarquer : “parce que, quand même, on a notre dignité”. Nous avions donc quelque chose à présenter, mais au moment de le faire, d’un seul coup, cela a été la panique. Elles ne voulaient plus montrer les photos. “Dans la salle, sûrement, il y a des travailleurs sociaux. Après ils vont dire au juge et le juge, il va prendre nos enfants parce qu’il va dire que nos enfants ils mangent dans la poubelle”, disaient-elles.

Cette histoire m’a beaucoup marqué, parce qu’elle m’a fait comprendre de façon saisissante que la misère empêche les gens de s’exprimer. Et malgré leur courage, parler de ce qu’ils vivent et endurent, leur est souvent impossible. Ils sont bloqués dans le silence parce que leur résistance même peut se retourner contre eux.

Manuela et Asunción m’ont également appris qu’elles pouvaient être fières. Nous avions eu l’idée de préparer une exposition avec les familles que nous connaissions. Les deux femmes étaient très motivées et disaient: “Il faut que les gens, ils sachent. S’ils savaient vraiment ce qu’on a en nous, quand même, ils nous parleraient pas comme ils nous parlent.”

Nous avons cherché un lieu où présenter cette exposition et pour cela nous avons rencontré leur travailleuse sociale. Et là, Manuela l’interpelle : “Je vois que tu as peur quand je viens. Parce que tu sais que, chaque fois, je t’amène un problème. Mais là, je t’amène une joie, on a préparé une exposition. Est-ce que tu nous peux nous aider ? En parler à la mairie pour qu’on puisse la présenter ?”

Ce sont ces expériences qui m’ont forgé. Mon engagement de volontaire consiste à apprendre de ces personnes qui vivent en situation de grande pauvreté et à porter sur elles un regard intelligent, aimant et libre.

Vous dites libre, mais de quelle liberté parlez-vous ?

Libre de mes propres préjugés ; de ces préjugés que chacun se construit en particulier au moment de sa formation. Formé comme éducateur, on pense qu’il faut d’abord éduquer. Formé comme médecin, on pense qu’il faut d’abord soigner. Bien formé, on croit même savoir ce qu’il faut pour les pauvres et on oublie qu’il y a quelque chose à apprendre d’eux. Ma liberté c’est d’être libre d’apprendre des autres.

En fait, volontaire ATD Quart Monde c’est un métier, dans le sens où cela nécessite un apprentissage. L’essentiel de ce que l’on apprend, c’est à bâtir une relation juste avec des gens dont la vie entière est une injustice. Et ce savoir-être en relation avec des gens très pauvres, écrasés par la misère, donne un sens à ma vie.

Cela aide bien sûr aussi à construire une relation juste avec son voisin, son élève, sa copine, ou le beau-frère qui vous casse les pieds. Mais réussir à construire une relation avec des gens très pauvres constitue une espèce d’épreuve de la vérité. Cela consiste à développer une capacité de voir l’autre, non pas comme un sac sans fond, de besoins et de manques, mais comme quelqu’un qui peut vous apporter quelque chose.

Quels sont pour vous les principes de l’engagement ?

Quelques mots qui me servent de repères quand on parle d’engagement.

D’abord s’engager avec responsabilité. Certains recommandent de « ne pas trop s’engager », en particulier avec les enfants, parce que ceux-ci ont un père ou une mère, dont il s’agit de ne pas prendre la place. Moi je préfère dire que je suis engagé non seulement avec un enfant, mais aussi avec sa famille, qui existe même si je ne la rencontre pas. Je suis engagé à respecter le lien qui existe entre cet enfant et sa famille, entre cet enfant et la communauté qui l’accueille et qui, elle, sera toujours présente quand moi je serai parti. C’est important. Ce n’est donc pas une marque de moindre engagement, mais d’engagement plus intelligent et surtout responsable.

Ensuite, s’engager dans la sobriété. La sobriété de moyens, pour moi, est essentielle. Comme volontaire on ne gagne pas beaucoup d’argent, mais il y a heureusement beaucoup de choses permises lorsqu’on mène une vie sobre !

Enfin, s’engager à vivre en communauté. Si l’on veut s’engager à l’échelle du monde, une immense communauté humaine, de près de 8 milliards de gens, il est primordial d’apprendre à vivre en communauté. Une communauté de gens qui ne se choisissent pas, mais qui acceptent de s’en remettre les uns aux autres. Vivre soi-même en communauté vaccine contre la tentation de jouer le rôle de lanceur d’alertes ou de donneur de leçons à l’échelle du monde.

Vivre en communauté à l’échelle du monde oblige à remettre en cause certains des modes de fonctionnement habituels dans nos sociétés. Par exemple, le volontariat international à ATD Quart Monde n’est pas conçu pour que seuls des Européens partent en mission dans les pays du Sud. Un Burkinabé peut aller au Canada et un Guatémaltèque en Espagne. De par leur pays d’origine, les volontaires sont en inégalités en termes de couverture médicale ou de protection sociale.

Cela nous a conduit à mettre en place un système de solidarité. Ainsi, en France les volontaires reçoivent tous le SMIC, mais en fait n’en conservent que 630 euros et mettent le reste dans la caisse de la communauté. Cette caisse permet de couvrir les frais de ceux qui n’ont pas de système d’assurance santé. C’est en communauté que nous essayons de résoudre les obstacles devant lesquels nous place notre refus d’accepter certaines inégalités.

Vivre en communauté nous a également conduits à réfléchir aux modes de gouvernance. En privilégiant l’horizontalité, mais sans parti pris idéologique. Se donner comme boussole de faire place à la voix de ceux qu’on n’entend habituellement pas, nous oblige à imaginer des manières originales de prise de décisions, jusqu’au sein même de notre délégation générale. Propos recueillis par Patrick de Bellescize

 

Photo : Jean Venard, en haut à gauche, lors d’un chantier jeunes. © ATD Quart Monde

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