Membre du comité de pilotage de l’expérimentation CIPES (Choisir l’inclusion pour éviter la ségrégation), Gwenaël le Guevel, professeur des écoles à Nantes et secrétaire régional du Sgen-CFDT, dénonce l’orientation précoce d’élèves de milieux défavorisés dans les filières spécialisées ou adaptées.
Qu’est ce qui vous a poussé à vous engager dans l’expérimentation CIPES ?
J’ai travaillé plusieurs années en Segpa (Section d’enseignement général et professionnel adapté) et j’observais que j’avais des élèves qui n’avaient rien à faire dans ces classes, qui étaient juste là parce qu’ils étaient issus de la grande pauvreté. J’avais déjà eu des échanges riches avec des membres d’ATD Quart Monde sur cette question. Quand le Mouvement a transformé la réflexion en expérimentation, c’était naturel pour moi d’y participer.
Pourquoi ces élèves issus de la grande pauvreté sont-ils sur-représentés dans ces filières ?
On est dans un système qui est extrêmement normatif, avec des attentes très hautes, élitistes. Ceux qui s’éloignent de l’attendu, de la norme, ce système les trouve « encombrants », « en retard », parce qu’ils empêcheraient les autres d’avancer. C’est quelque chose qu’on entend beaucoup dans les écoles. Ces élèves ont des codes sociaux qui ne sont pas forcément ceux de l’école, donc cela gêne.
Le système scolaire est très externalisant. Dès qu’il y a un souci avec un élève, on fait un diagnostic qui se termine souvent par ces mots : “ce n’est pas sa place ici, on va essayer de lui trouver une autre place ailleurs, où il sera mieux”. Mais on passe souvent plus de temps à trouver une place à ces élèves, si possible ailleurs, qu’à leur en faire une. Nous sommes face à une centrifugeuse scolaire. Philippe Meirieu, spécialiste des sciences de l’éducation et de la pédagogie, parle ainsi du “dernier wagon”. Dans chaque classe, quel que soit le niveau, on identifie l’élève le plus « en difficulté » pour l’orienter ailleurs, trouver une aide extérieure. L’idée que l’école devrait être son propre recours n’est pas répandue. C’est lié aussi aux moyens, car, pour trouver plus de souplesse, il faut plus d’adultes que de classes.
Comment l’expérimentation CIPES peut-elle faire évoluer la situation selon vous ?
Ce qui est bien dans cette expérimentation, c’est qu’elle se fait sur un temps long. C’est très rare dans l’Éducation nationale de se donner le temps. Des partenaires variés y participent et cela aussi c’est unique. On travaille avec des chercheurs, des syndicats, des enseignants, des parents d’élèves, des associations… Le but est de faire avancer cette idée que cette sur-représentation n’est pas normale. C’est encore assez méconnu, ou alors on ne fait que constater qu’effectivement 80 % des élèves de Segpa sont issus de milieux sociaux défavorisés. On parle de “handicap social” et c’est tout.
Le fait de voir les mécanismes qui font que c’est à cet élève que l’on propose d’aller dans ces filières et pas à d’autres, c’est plus compliqué. Ce n’est pas valorisant de se dire qu’on participe à une ségrégation sociale. En Segpa, c’est très compliqué à faire passer comme message. Quand on vient travailler dans des quartiers jugés difficiles, on est souvent plein de bonne volonté, on ne perçoit pas forcément l’aspect structurel de cette orientation et on y participe parfois malgré soi.
L’expérimentation permet aussi aux parents de prendre la parole, c’est fondamental. Il y a des parents qui sentent que ce n’est pas normal tout ça, mais ils n’ont pas d’endroits pour le dire. J’ai aussi remarqué que les parents les plus éloignés de la culture scolaire sont souvent ceux qui la respectent le plus. Ils font énormément confiance à ce que le professeur dit, alors que le consumérisme scolaire va plus se retrouver chez ceux qui ont les codes.
Concrètement, où en est aujourd’hui l’expérimentation ?
Une quinzaine d’établissements ont envoyé leurs dossiers avec des projets, des axes de travail. Les membres du comité de pilotage ont étudié ces dossiers. Il ne s’agissait pas de les valider ou non, mais de guider la réflexion, de traquer les biais éventuels. Certains établissements avaient déjà mis en place des choses, il s’agit maintenant de les formaliser, de les creuser et de se donner des guides. Une fois qu’on a annoncé les intentions, il faut réussir à dire ce qu’on fait au quotidien. Il n’y a pas de retour jugeant sur ce qui est fait, c’est un accompagnement.
Des fiches ont notamment été publiées pour permettre d’aller plus loin dans des domaines très concrets comme la relation avec les parents, les modes d’évaluation, l’organisation de la classe, les images de la grande pauvreté en partant des élèves… Les établissements ont déjà commencé à travailler sur ces thèmes pour vraiment lier les questions de l’orientation et de la grande pauvreté. Mais cela avance doucement, selon la faisabilité. Mettre en place un café des parents a, par exemple, été plus compliqué ces derniers mois avec le Covid.
L’objectif est que la réflexion progresse, car dans le système très normatif dans lequel nous sommes, cela ne choque pas forcément qu’il y ait des voies de relégation. Le fait d’avoir une discussion et une prise de conscience petit à petit, c’est déjà une avancée. Je reste optimiste. Montrer que l’inclusion est possible ne serait-ce que dans une école peut servir d’exemple et ensuite infuser dans d’autres établissements. Propos recueillis par Julie Clair-Robelet
Pour contacter l’équipe de l’expérimentation Cipes : recherche.cipes@atd-quartmonde.org
Cet article est extrait du Journal d’ATD Quart Monde de septembre 2021.
Photo : © Gwenaël le Guevel