Présidente d’ATD Quart Monde depuis juillet 2020, Marie-Aleth Grard détaille ses priorités et demande au gouvernement de « prendre la mesure de l’impact de la crise sanitaire pour les personnes les plus pauvres dans notre pays ».
Vous avez pris vos fonctions en juillet dernier, en pleine crise sanitaire et sociale. Comment cette crise va-t-elle peser sur vos priorités en tant que présidente d’ATD Quart Monde ?
Je pense que, plus que jamais, il faut prendre le temps de réfléchir avec les personnes en situation de pauvreté. Cette crise a un impact beaucoup plus fort sur elles et il faut absolument qu’elles soient entendues. Sinon, nous allons faire des pas gigantesques en arrière. Ma priorité est donc de continuer à travailler, à réfléchir avec les plus pauvres pour qu’on avance bien ensemble et qu’on n’oublie personne. Ensuite, mes priorités sont un logement digne, un emploi pour tous, une école qui ne laisse aucun enfant sur le bord du chemin, et les jeunes.
La vie est difficile depuis longtemps pour les personnes en situation de pauvreté, elles ont subi le confinement dans des logements trop petits, la fermeture de services publics pendant des mois, la peur de remettre leurs enfants à l’école et en même temps de les voir perdre ce qu’ils ont déjà appris… Nous n’avons pas encore d’évaluations précises des conséquences du confinement, mais l’explosion de la pauvreté est forte. Ce n’est pas normal dans la sixième puissance du monde. Cependant, comme d’habitude, elle se fait à bas bruit, donc nous devons le faire savoir haut et fort.
Comment envisagez-vous la rentrée ?
La rentrée scolaire me fait très peur, pour les enfants et les jeunes qui ne sont pas allés à l’école depuis le mois de mars. Comment vont-ils oser reprendre les apprentissages, exprimer ce qu’ils ont vécu ? Les enseignants auront-ils les techniques pédagogiques nécessaires pour travailler sur le vécu des derniers mois de leurs élèves ? Cela aurait été une bonne occasion pour l’Éducation nationale de mieux former les enseignants au dialogue avec les parents. Pendant le confinement, beaucoup nous l’ont dit, c’était souvent difficile de se comprendre avec les parents, car tous ne mettaient pas les mêmes mots derrière les mêmes choses.
La rentrée sociale me fait également peur pour les plus pauvres. Il ne faut pas que les syndicats les oublient dans leurs démarches auprès des responsables politiques et du gouvernement. On ne peut laisser 10 millions de personnes au bord de la route. Il faut des signes forts d’un point de vue social, sinon cela risque d’aller très mal, et pas seulement pour ces 10 millions de personnes, mais pour l’ensemble de notre pays.
Face à cette situation, quelles mesures attendez-vous de la part du gouvernement ?
Il faudrait déjà que le gouvernement prenne la mesure de ce qu’il s’est passé et de ce qu’il se passe encore pour les personnes les plus pauvres dans notre pays. Ce ne sont pas 100 euros de plus par enfant pour la rentrée scolaire ou quelques masques distribués, et encore pas à tout le monde, qui vont résoudre les problèmes.
Il faut prendre à bras le corps le problème du logement, de l’emploi pour tous, de l’école, s’occuper des jeunes qui se sont retrouvés avec des stages annulés et plus de perspectives pour les mois à venir… Ces derniers ont été particulièrement oubliés par le gouvernement, qui a pensé aux jeunes étudiants, aux jeunes boursiers, ce qui est très bien, mais qui a oublié les jeunes qui ont intégré le dispositif de la Garantie jeunes par exemple, ou ceux qui sont dans des circuits un peu parallèles et c’est plus que dommageable. Que vont devenir ces milliers de jeunes ?
Le gouvernement avait pourtant annoncé une Stratégie de prévention et de lutte contre la pauvreté en 2018, quelles sont les suites aujourd’hui ?
Il n’y a plus rien, plus un bruit de la part du gouvernement pour nous dire que cette Stratégie est toujours poursuivie. Depuis le début de son mandat de Premier ministre, le 3 juillet, jamais Jean Castex n’a fait un signe sur ce point, si ce n’est celui d’enlever le secrétariat d’État à la lutte contre la pauvreté. Nous ne sommes pas spécialement accrochés à ce secrétariat d’État, mais c’est tout de même un signe de supprimer un outil de la lutte contre la pauvreté, sans rien proposer d’autre.
Nous n’avons aucun signal favorable montrant que le gouvernement prend en compte le fait que les personnes les plus pauvres sont mal-logées dans notre pays et ont été les plus touchées par la Covid-19.
Comment expliquez-vous le fait que le gouvernement ne prenne pas la mesure de cette problématique ?
Je ne sais vraiment pas l’expliquer. De temps en temps, il y a des petites victoires, on a l’impression d’avoir convaincu les décideurs politiques, puis trois jours après, tout est remis en question. Ce fut le cas lors de la visite du président de la République à Noisy-le-Grand dans les locaux d’ATD Quart Monde, en septembre 2018. Il avait notamment visité l’entreprise solidaire TAE (Travailler et apprendre ensemble) et avait pris le temps de discuter avec des personnes marquées par des années de chômage. Puis, trois jours après, il avait affirmé à un jeune chômeur qu’il suffisait de « traverser la rue » pour trouver un emploi…
Mais il ne faut pas lâcher. Il faut vraiment que chacun de nous ose dire que nous pouvons faire société ensemble, que chacun a une responsabilité pour mettre en œuvre une société plus juste dans laquelle chacun à sa place.
Quelles mesures attendez-vous dans le plan de relance qui doit être présenté début septembre ?
Il est indispensable que ce plan comprenne des mesures sur le logement, pour les personnes qui ont le moins de revenus dans notre pays, sur l’emploi, sur l’éducation et sur les jeunes. Il faut des mesures qui prennent vraiment en compte tous les enfants et les jeunes et non seulement quelques-uns qui sont en déshérence et qui ne sont pas venus à l’école depuis le confinement. Il faut des mesures claires et précises sur ces points.
Concernant l’emploi, la proposition de loi pour une extension de l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée doit être examinée au Parlement à partir du mois de septembre, qu’attendez-vous de ce texte ?
Nous souhaitons voir une vraie mobilisation des parlementaires de tous bords pour soutenir cette proposition de loi. Ceux qui voient déjà l’expérimentation dans leurs circonscriptions voient combien cela change la vie d’un territoire et j’espère qu’ils vont le dire à leurs collègues. Mais chacun de nous peut aussi mobiliser son député ou son sénateur pour dire combien cette deuxième loi est importante. Il en va de l’avenir de millions de chômeurs de longue durée dans notre pays.
Grâce à cette expérimentation, des personnes retrouvent un emploi pérenne. Quand on retrouve un emploi et qu’on arrive mieux à voir l’avenir, cela change aussi notre façon de vivre avec les autres, cela resolidarise les familles, les enfants croient à nouveau dans la capacité de travailler de leurs parents, cela leur donne du courage pour eux aussi oser apprendre à l’école … C’est une énorme chaîne qui s’enclenche.
Vous êtes également membre du Conseil scientifique Covid-19. Cette instance prend-elle en compte les problématiques des personnes en situation de pauvreté ?
Oui, nous nous sommes réunis toutes les semaines pendant l’été et tous les avis, même les plus scientifiques, comportent une question sociale. Nous allons notamment sortir un avis “Précarité et Covid-19” pour alerter les autorités, entre autres, sur les conditions de logement de certaines personnes pour qui le risque de contamination est encore plus élevé.
Vous êtes engagée au sein d’ATD Quart Monde depuis 1982, comment votre engagement a-t-il évolué ?
C’est un engagement que nous avons pris dès le début avec mon mari, Emmanuel, et que nous poursuivons ensemble aujourd’hui. C’est un engagement de tous les jours, au regard duquel nous nous interrogeons pour chacune de nos décisions, que ce soit la ville où nous allons habiter, l’éducation de nos enfants… J’ai également eu deux mandats en tant que conseillère municipale à Saint-Michel-sur-Orge, en Essonne, et mon engagement m’a beaucoup aidée à ne pas oublier les plus pauvres dans chacune de mes prises de position.
Depuis 1982, la société a beaucoup évolué face à la question de la pauvreté. C’est le rapport Wresinski, en 1987, qui a mis en avant la nécessité de travailler avec les personnes en situation de pauvreté et montré que c’était avec elles qu’il fallait changer les choses. Cela a mis du temps et, petit à petit, au cours de la décennie 1990, nos partenaires associatifs se sont mis à parler du “faire avec”, puis les personnalités politiques ont dit qu’il fallait consulter les plus pauvres. Mais il faut toujours rester très vigilants, parce qu’il ne s’agit pas seulement de “consulter”, mais vraiment de réfléchir et de penser ensemble. Nous devons toujours garder cet aiguillon pour que les personnes en situation de pauvreté ne soient pas un simple alibi à des décisions qui ne vont pas du tout dans le bon sens.
Vous êtes par ailleurs membre du CESE (Conseil économique, social et environnemental) où vous représentez ATD Quart Monde. Que vous a apporté cette mission ?
Pour moi, c’était très inattendu et j’ai eu très peur au début. Mais c’est une très belle aventure et, depuis 12 ans, j’ai pu découvrir combien on peut travailler ensemble dans la durée et bâtir des propositions pour une société plus juste, en venant de milieux sociaux et professionnels extrêmement différents. Au CESE, j’ai pu réaliser des travaux avec des personnes en situation de pauvreté, mais je regrette qu’aucun de mes collègues n’aient osé franchir le pas pour travailler dans la durée avec des personnes très pauvres sur un avis et non simplement les auditionner. C’est pourtant bien ce travail en commun qui pourra faire changer les décisions politiques. Propos recueillis par Julie Clair-Robelet