ATD Quart Monde a organisé le 17 octobre 2023 une table ronde à l’Unesco dans le cadre du Programme pour la gestion des transformations sociales (MOST) autour du thème du Croisement des savoirs et des pratiques. Alain Pothet, allié d’ATD Quart Monde et inspecteur d’académie de l’Éducation nationale, a détaillé la manière dont la démarche du Croisement des savoirs et des pratiques a été pour lui “un moment transformateur” et peut être “un guide pour la mise en œuvre des politiques publiques”.
“Une démarche de patience et d’humilité.” C’est ainsi qu’Alain Pothet définit le Croisement des savoirs et des pratiques, lorsqu’il le découvre, en 2018. En tant qu’inspecteur d’académie chargé de l’éducation prioritaire dans l’académie de Créteil, il a alors été invité par ATD Quart Monde à participer à un Croisement dans le cadre de l’expérimentation CIPES (Choisir l’inclusion pour éviter la ségrégation scolaire). “Chacun était là pour confronter son point de vue sur l’expérience de l’orientation des élèves à l’école. Les militants Quart Monde exposaient leur expérience difficile, soit pour eux-mêmes soit pour leurs enfants. Les enseignants et les professionnels avaient pour mission d’apporter les savoirs d’action et d’expérience sur le fonctionnement de l’école. Les experts présentaient les travaux de recherches, et enfin les parents représentant les différentes fédérations de parents d’élèves apportaient un point de vue assez global sur la façon dont les parents pouvaient vivre la relation à l’école”, décrit-il, à l’occasion de la table ronde organisée à l’Unesco le 17 octobre 2023.
Très impatient d’échanger avec chacun des participants, Alain Pothet découvre peu à peu que le Croisement des savoirs et des pratiques nécessite la mise en place d’un certain nombre de règles et surtout un apprentissage de l’écoute. “Les premiers échanges ont été une succession de malentendus, d’incompréhensions mutuelles. À chaque fois que nous parlions, les militants Quart Monde nous disaient : ‘c’est chimique’. Cela voulait dire que c’était incompréhensible. Nous étions très embêtés. Il nous a fallu faire un gros effort”, se souvient-il. Il prend alors conscience “de l’opacité” du système dans lequel il travaille, avec sa hiérarchie et ses acronymes, et mesure la manière dont l’Éducation nationale “place les familles les moins initiées dans un rapport de subordination à l’égard de l’institution et de ses agents, qui se retrouvent en position de force pour prescrire et orienter la conversation”.
Transformer une action locale en action nationale
Il découvre peu à peu les différentes étapes du Croisement des savoirs et des pratiques, le travail d’abord en groupe de pairs, puis en plénière, la “construction progressive d’un cadre de sécurisation où chacun peut s’exprimer sans être jugé”. Après plusieurs week-ends de travail, les différents participants parviennent à s’écouter, à entendre la parole des militants Quart Monde, “même si cette parole est parfois très violente”. Alain Pothet ressort de cette expérience “transformé professionnellement, humainement aussi”. Il souhaite désormais “convaincre les enseignants de la richesse d’accueillir et d’écouter toutes ces familles qui n’osent pas passer les portes de l’école”.
Mais en essayant de mettre la question des relations entre l’école et les familles au cœur des enjeux de formation des enseignants, il se heurte à de nombreux préjugés “sur les parents dits invisibles, dont on pense qu’ils se désintéressent de l’école”. Il constate que “les instruits finissent toujours par se laisser emporter par leurs idées et en viennent à penser pour les autres. On a toujours le sentiment qu’on part de bonnes intentions, que nos idées sont les meilleures, que ce sont celles qui vont régler le problème de tout le monde”. Il sent cependant que le Croisement des savoirs et des pratiques a constitué pour lui “un moment transformateur” qui lui donne “une nouvelle force” pour travailler sur cette question.
Il essaye de s’inspirer de ce qu’il a appris, notamment dans les écoles de Clichy-sous-Bois, puis au sein du cabinet du ministre de la Ville et du Logement où il a suivi le maire de la ville, Olivier Klein. Alain Pothet mesure alors “toutes les difficultés qui apparaissent quand on veut transformer une action locale en action nationale”. Il garde toujours en tête l’expérience du Croisement des savoirs et des pratiques pour “impliquer les personnes dans la prise de décisions et la définition des projets dans leur propre quartier”. Il constate que ce n’est pas simple de faire accepter la présence des habitants. “Pour un décideur politique, c’est un processus de perte du pouvoir et c’est difficile à accepter. Mais c’est perdre du pouvoir pour en gagner au niveau collectif”, explique-t-il.
Bâtir une société inclusive
Après cette expérience dans un cabinet ministériel, Alain Pothet est revenu au sein de l’Éducation nationale. “Je n’ai rien perdu de mon engagement. Je suis toujours au service d’une école respectueuse de la diversité des familles et j’essaye toujours de promouvoir une école encore plus juste que celle qu’elle est aujourd’hui, une école qui lutte contre les discriminations qui sont profondes”, affirme-t-il. Le Croisement des savoirs et des pratiques peut, selon lui, être “un guide pour la mise en œuvre des politiques publiques”, car la volonté d’impliquer les personnes en situation de pauvreté est souvent bien présente dans les discours politiques, mais il manque une méthode. “Il y a beaucoup de consultations, de conventions, de conseils citoyens… Hélas, quand on regarde la réalité, on se rend compte que les plus pauvres sont le plus souvent exclus de ces échanges car, la plupart du temps, les concepteurs de ces structures ignorent totalement les conditions nécessaires pour prendre en compte la parole de celles et ceux qui ne l’ont jamais”, regrette-t-il.
Alain Pothet recommande donc de mettre l’accent sur la formation des animateurs et des différents acteurs de ces concertations, pour créer les conditions de la prise de parole de chacun, apprendre à écouter et à prendre en compte la parole de toutes et tous. “Cela peut paraître totalement utopique, mais je crains que nous n’ayons pas tellement le choix si nous voulons bâtir une société réellement inclusive et respectueuse de chacun”, conclut-il. Julie Clair-Robelet
Photo : Conférence à l’Unesco, à Paris, sur le Croisement des savoirs et des pratiques le 17 octobre 2023. © Carmen Martos