Au cours de l’année 2022, l’Institut national de la statistique et des études économiques, l’Insee, a mené un projet avec ATD Quart Monde et le Secours Catholique Caritas France pour “mieux comprendre et mesurer la grande pauvreté”. Thomas Lellouch, directeur de projets statistiques de la grande pauvreté à l’Insee, détaille les enjeux et les perspectives de ce travail.
Quel est l’historique de ce projet mené par l’Insee avec le Secours Catholique et ATD Quart Monde ?
À l’Insee, nous avons différentes mesures de la pauvreté qui sont, pour la plupart, harmonisées au niveau international. Nous savons que le phénomène de pauvreté est complexe, multidimensionnel et nous réfléchissons à améliorer notre connaissance sur ces questions. Nous avons donc été intéressés par la publication de la recherche sur Les dimensions cachées de la pauvreté, en 2019. Nous avons souhaité rencontrer ceux qui ont travaillé sur cette étude, pour voir comment il serait possible de traduire cela en termes d’instruments de mesure.
L’un de nos objectifs, à l’Insee, est en effet de définir des mesures, des indicateurs pour quantifier des phénomènes économiques et sociaux et donner des clés de lecture pour éclairer le débat public.
Dans le cadre de l’enquête “Statistiques et ressources sur les conditions de vie”, que nous menons chaque année, nous avons introduit en 2021 un module sur les difficultés administratives qui pèsent sur les ménages. Dans ce cadre, nous avions également consulté ATD Quart Monde, fin 2020, pour affiner ce module et mieux comprendre la problématique de la maltraitance institutionnelle.
Pourquoi avez-vous choisi d’approfondir deux dimensions cachées de la pauvreté sur les huit identifiées, l’isolement et la maltraitance institutionnelle ?
Avec les groupes de travail réunissant des personnes en situation de pauvreté, nous avons essayé d’identifier les dimensions cachées les plus prégnantes. Ces deux-là sont souvent ressorties. En parallèle, ce sont deux dimensions sur lesquelles nous avions réalisé des publications à l’Insee au printemps 2022 : sur l’isolement social, suite aux confinements de la crise sanitaire, et sur les difficultés administratives. Il y avait donc un recoupement de nos préoccupations communes et il était intéressant de creuser davantage ces dimensions.
Comment peut-on mesurer la maltraitance institutionnelle ?
Notre métier est de faire des enquêtes avec des échantillons suffisamment représentatifs de la population. Toute la difficulté est de faire le lien entre ces données quantitatives et le qualitatif, les récits de vie des personnes. Ce n’est pas évident.
Il y a toujours un équilibre à trouver entre mesurer des évolutions dans le temps, et donc ne pas changer les questions trop souvent, et être capable de s’ajuster pour améliorer le contenu des questions. Nous testons régulièrement nos questionnaires auprès de petits groupes de personnes pour analyser comment ils sont reçus. Nous souhaitons par exemple réfléchir, au premier semestre 2023, à une évolution de notre module sur les difficultés administratives. Ce travail mené avec ATD Quart Monde va nourrir assez largement cette réflexion.
Quelles sont les limites de la mesure actuelle de la pauvreté ?
À travers un seul indicateur, on ne peut pas décrire la complexité des différents phénomènes. Deux principales mesures de la pauvreté sont utilisées : le taux de pauvreté monétaire, et la pauvreté en conditions de vie. Ces indicateurs sont assez différents, mais chacun a ses limites. Ils ne permettent pas d’appréhender dans sa globalité la complexité du phénomène de pauvreté et notamment son caractère multidimensionnel.
La pauvreté monétaire décrit quand même une réalité tangible en définissant l’ensemble des personnes qui sont en-dessous d’un certain seuil en termes de niveau de vie. La pauvreté en condition de vie se base quant à elle sur treize privations matérielles et sociales, telles que “ne pas pouvoir s’acheter de vêtements neufs”, “ne pas pouvoir avoir une activité de loisirs régulière”, “ne pas avoir accès à Internet” ou encore “ne pas pouvoir maintenir le logement à bonne température”. Est “pauvre en conditions de vie” la personne qui cumule cinq de ces privations. Pendant le projet, nous avons fait deviner aux personnes les treize privations et la plupart ont été citées assez facilement. Cela nous a rassurés, d’une certaine manière, sur la pertinence de cet indicateur par rapport à la réalité vécue par les personnes.
Comment ce travail va-t-il se poursuivre ?
L’envie est là, aussi bien de notre côté que de celui des associations, de continuer à travailler ensemble pour améliorer la compréhension des phénomènes de pauvreté. Nous sommes déjà en partenariat avec différentes associations, par exemple sur le projet d’enquête auprès des personnes sans-domicile, ou pour une enquête sur l’aide alimentaire que nous avons menée fin 2021. Nous souhaitons maintenir ce lien important avec la société civile.
L’idée est de décrire les conditions de vie de l’ensemble des personnes qui résident sur le territoire, y compris celles qui ne sont pas forcément identifiées dans les études dites en “population générale”. Nous souhaitons également poursuivre les réflexions sur des possibles mesures permettant de couvrir les différentes dimensions de la pauvreté. Mais la difficulté est de traduire quelque chose d’assez naturel quand on le vit en des indicateurs mesurables statistiquement, avec une méthodologie robuste. Ce sont des questions qui sont encore à travailler dans les mois et années qui viennent.
Cette interview est extraite du Journal d’ATD Quart Monde de février 2023.